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Chroniques
Petite Mariem, grande violence
Par Synda Tajine
01/07/2025 | 15:59
5 min
Petite Mariem, grande violence

 

Les drames font ressortir le pire en chacun de nous. Surtout lorsqu’ils sont galvanisés par la grande puissance des réseaux sociaux, qui confèrent aux plus insignifiants des êtres humains le pouvoir de donner leurs avis sur des sujets cruciaux, sans la moindre once de gêne, ni de considération pour leur ignorance ou leur inhumanité.

Les Tunisiens ont été secoués, depuis ce week-end, par la triste nouvelle de la disparition de la petite Mariem en mer. Une enfant de seulement trois ans, nageant dans une bouée gonflable aux côtés de ses parents, emportée par les flots en pleine saison estivale, alors que le nombre de noyades fait frémir tous ceux qui profitent de la canicule pour s’aventurer sur nos plages et se rafraîchir dans l’eau. Des journées de recherche se sont soldées, hier soir, par la découverte du corps de la pauvre enfant, échoué au port de Béni Khiar. Tragique épilogue d’une histoire qui avait bouleversé le pays durant plusieurs jours, dans l’attente d’un miracle qui, malheureusement, n’est jamais venu. Pensées les plus attristées à une famille brisée par l’épreuve la plus cruelle que la vie puisse infliger.

 

Une violence numérique d’une lâcheté inouïe

La noyade tragique de Mariem s’ajoute à de nombreuses autres survenues depuis le début de la saison estivale. Plusieurs personnes ont dit adieu à des proches, emportés par les courants meurtriers ou les caprices d’une mer traîtresse.

Pendant ce temps-là, les enseignements que l’on pourrait espérer tirer de ces drames sont ailleurs. Ils sont à des années-lumière de la déferlante de commentaires qui ont pullulé sur la toile ces deux derniers jours. Rares sont les voix qui ont évoqué les moyens de sécuriser des périmètres pour les enfants sur les plages, dénoncé l’interdiction des drones qui auraient pu jouer un rôle clé dans les recherches, ou critiqué la lenteur des secours.

Dans ce grand marécage nauséabond qu’est devenu l’espace numérique, les moralisateurs de la 25ᵉ heure ont consacré bien moins de temps à réfléchir à l’efficacité des dispositifs de sauvetage ou aux moyens de mieux protéger les plus vulnérables, qu’à désigner des coupables tout trouvés : les parents.

Deux parents déjà anéantis par la perte de ce qu’un être humain a de plus précieux : son enfant. La mère a été la première à être ciblée par ces internautes, bien cachés derrière leurs écrans, s’autorisant à la traiter d’imprudente, de négligente, d’indigne. « On ne fait pas d’enfants quand on ne sait pas s’en occuper », a-t-on lu ici et là. Comme si une mère n’était pas toujours la première désignée coupable quand un malheur frappe. Le père, lui, a ensuite été cloué au pilori par tous ceux qui, s’ils avaient été à sa place, auraient, pensent-ils, su mieux réagir, su sauver leur enfant. L’échec du père, leur ont-ils dit, était impardonnable.

C’est bien connu : le courage, le plus grand, se cache derrière un écran. Et les drames les plus insolubles n’ont besoin, selon certains, que de quelques remontrances moralisatrices, bien au chaud dans l’irréalité, pour être résolus. Ignorance et haine combinées face au pire des drames humains. À cette famille, j’adresse toute ma compassion. J’espère qu’elle n’aura pas eu à lire ces commentaires odieux, écrits lâchement par ceux qui ne peuvent imaginer un seul instant la détresse qu’ils ont vécue.


Haine ordinaire, société fracturée

Cette même haine, mêlée à la même ignorance, s’est exprimée encore une fois, ailleurs. Elle a frappé Elyes Chaouachi, insulté puis agressé à Lyon par des inconnus qui ont tenté de lui arracher son téléphone. Deux points de suture, un choc psychologique, une agression morale qui laissera des traces sur un homme dont le seul tort est d’avoir dénoncé les injustices subies par son père et de refuser de se taire face à un régime autoritaire.

Ce type de haine, lâche et insidieuse, s’exprime partout : dans l’exultation malsaine qui accompagne chaque condamnation dans une affaire politique, dans le soulagement presque jubilatoire à chaque arrestation d’homme d’affaires, dans chaque sentence de prison prononcée contre des personnes dont les commentateurs ignorent tout — des individus qu’ils ne connaissent pas, et des affaires sur lesquelles ils n’ont pas le moindre début de compréhension.

Ces derniers mois, le calvaire des prisonniers politiques a fait jubiler une partie de la toile tunisienne. Qu’ils les aient reconnus à travers leurs opinions politiques ou leurs apparitions médiatiques, ou qu’ils n’en aient rien su, peu importe. « Ils l’ont bien cherché », « qu’ils croupissent en prison », « c’est bien fait pour eux »...

Le calvaire carcéral d'Abir Moussi, les tortures silencieuses subies par Khayam Turki en prison, les peines aberrantes infligées à Sonia Dahmani, ou même la manière de se vêtir de Fatma Mseddi, ont été tournés en dérision sur la toile, dans la plus grande des insensibilités.

Autant de réflexes pavloviens, expression d’une haine exprimée en plein jour, alimentée par un climat politique qui a réussi à diviser davantage et à monter les citoyens les uns contre les autres.


Jugements expéditifs, compassion en exil

Ce que nous disons de l’Autre en dit long sur nous-mêmes. Notre capacité à commenter sans comprendre, à juger sans connaître, à condamner sans compassion, révèle une société qui se fracture, qui se durcit, qui oublie le sens de la nuance et de l’humanité. Une société qui oublie de comprendre avant de juger, et de se renseigner sur ce que nous pensons si bien connaître.

Ces affaires, aussi différentes soient-elles, révèlent les mêmes angles morts dans notre manière de réagir à l’actualité : une tendance à juger trop vite, à commenter sans recul, et à oublier que derrière chaque fait divers ou affaire politique, il y a des vies humaines, des douleurs réelles, et des responsabilités collectives...

Par Synda Tajine
01/07/2025 | 15:59
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