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Tunisie : chronique d'une semaine d’un cauchemar carcéral ordinaire
31/05/2025 | 16:34
7 min
Tunisie : chronique d'une semaine d’un cauchemar carcéral ordinaire

 

Dans un récit accablant, l’avocat Samir Dilou a livré, samedi 31 mai 2025, une chronique hebdomadaire des dérives carcérales et judiciaires en Tunisie. À travers une série de visites dans plusieurs prisons du pays, il dresse un tableau saisissant des conditions de détention et des procédures kafkaïennes subies par des figures politiques et médiatiques incarcérées dans le cadre de l’affaire dite de complot contre la sûreté de l’État et bien d’autres dossiers.

Transferts punitifs, humiliations quotidiennes, accusations dénuées de fondement, mépris des droits élémentaires : tout concourt à faire de la privation de liberté un instrument politique.

Témoignage d’un avocat confronté à l’injustice systémique, ce texte est aussi un cri d’alarme sur l’état de droit, réduit à une illusion cynique.

 

Une visite à l’ombre écrasante de l’injustice

Une semaine pas comme les autres vient de s’écouler. Elle a débuté par une visite dont la seule pensée pèse sur l’âme comme un fardeau, rivalisant en douleur avec la sensation d’oppression née de la folie des verdicts qui couronnent l’absurdité des procès.

Lundi 26 mai – Prison de Messadine :

Je m’y suis rendu à pas lents, poussé par le sens du devoir, ralenti par l’angoisse de contempler l’injustice incarnée : celle que vit Chadha Haj Mabarek.

Elle m’a interpellé, inhabituelle dans son reproche : « Pourquoi avez-vous tardé à venir ?! »

Je n’ai su que m’excuser, sans oser invoquer des raisons qui pourraient paraître acceptables... ou insuffisantes.

« Je vais mourir… Ils m’ont détruite physiquement et psychologiquement. J’attends des mois pour me soigner. Aucun responsable ne veut me voir. Une codétenue “terroriste” m’a frappée à la main, elle a failli me la casser. Personne ne m’a entendue. Ils refusent de croire que je suis sourde. Quand l’avocat me crie dessus pour que je comprenne ou qu’il m’écrit un mot, ils ricanent : “Regarde, elle entend bien sa famille quand elle leur parle au téléphone pendant les visites…” La moitié de mes affaires est volée en cellule et personne ne réagit à mes plaintes. Je ne sais pas pourquoi je suis là… mais je veux qu’on me transfère de l’enfer de Messadine ! ».

Deux jours plus tard, j’ai appris qu’elle avait été transférée à la prison de Belli. Je doute que ma visite y ait contribué. J’ai rarement vu l’administration réagir rapidement, sauf quand il s’agit d’aggraver les peines ou de renforcer les restrictions.

Chadha incarne à elle seule l’absurdité d’un procès fondé sur un dossier vide. Journaliste respectueuse de sa déontologie, elle s’est retrouvée accusée de diriger une société de services médiatiques, sans preuve, sans fondement, sans rien.

 

Accusations grotesques et vengeance judiciaire

Mercredi 28 mai – Prison de Borj El Amri :

Après 35 minutes d’attente sous un soleil accablant, et 65 minutes de plus pour obtenir l’autorisation de visite, j’ai rencontré Mehdi Ben Gharbia, qui m’a dit en fin d’entretien :

« Les accusations de blanchiment et ma détention depuis près de quatre ans ne leur ont pas suffi. Il y a eu l’accusation de comploter avec Kissinger pour perturber les élections locales. Et voilà qu’ils veulent désormais m’assassiner moralement avec l’affaire de Rahma (que Dieu ait son âme). J’ai demandé au juge d’instruction ce qu’on me reprochait : il m’a lu des articles de loi, mais n’a pas pu m’expliquer quels faits concrets m’étaient imputés. Il a simplement répondu : “J’exécute la décision de la chambre d’accusation.” ».

 

Un dialogue surréaliste en cellule

Mercredi 28 mai – Prison de la Mornaguia :

Il n’y a pas de lien entre le langage nécessaire pour échanger avec Hattab Salama – condamné à 4 ans de prison pour avoir simplement tenté de vendre une voiture au mauvais endroit, au mauvais moment – et les discussions politiques et intellectuelles tenues avec Issam Chebbi, Ghazi Chaouachi, Ridha Belhaj, Khayam Turki, Sahbi Atig.

Hattab me répète sans cesse une question simple, mais sans réponse : « Qu’est-ce que je fais ici ?! ».

 

Culture, absurdité administrative et restrictions

Jeudi 29 mai – Prison pour femmes de la Manouba :
Sonia Dahmani me parle avec enthousiasme du roman Les immortels d’Agapia. Pour rassurer le censeur, j’ai précisé à l’agent chargé de recevoir les livres : « C’est un roman écrit par un prêtre roumain, se déroulant dans les montagnes enneigées de Moldavie… ».

Malgré cette description anodine, le livre a passé plusieurs semaines entre les mains du censeur – plus longtemps, sans doute, que n’en a mis Virgil Gheorghiu pour l’écrire !

En quittant cette prison, aussi sinistre que pesante, je garde en tête ce que m’a confié Sonia :

« Imagine qu’on te dise que tu ne peux avoir ta carte de visite que si tu entres, mais que tu ne peux entrer qu’avec cette carte ! C’est ce qu’ils m’ont fait avec la salle de sport : interdite dans ma cellule, et pour accéder à la salle (à laquelle Jeannette et Christine ont droit quotidiennement), il faut une autorisation du médecin pénitentiaire, qui exige un avis médical externe, ce qui prend des mois… Au final, ils te renvoient à l’administration. Tout cela n’a qu’un objectif : te compliquer la vie et t’épuiser avec des banalités. Au moins, l’agente référente s’appelle… Malak (Ange) ».

 

Déportation punitive des prisonniers de l’affaire du "complot"

Jeudi 29 mai – Parking près de la prison de la Manouba :
J’ouvre mon téléphone : des dizaines d’appels et de messages. Les détenus de l’affaire du "complot" fictif ont été dispersés dans plusieurs prisons à travers le pays.

J’avais dit à mes clients et à leurs familles que des transferts punitifs viendraient… mais après les jugements définitifs, comme cela se fait dans les affaires "normales". J’avais tort.

Personne ne comprend pourquoi la direction générale des prisons – recordwoman des communiqués de démenti et des plaintes contre les avocats critiques – a décidé de transférer :

  • Ghazi Chaouachi à la prison d’Ennadhour (réservée aux condamnés définitifs à longues peines),
  • Issam Chebbi à Borj Erroumi,
  • Ridha Belhaj à Siliana,
  • Kamel Bedoui à Sers,
  • Hattab Salama à Bulla Regia (Jendouba),
  • Sahbi Atig à Borj Erroumi, une semaine avant sa prochaine audience à l’Ariana !


Familles déboussolées, avocats éparpillés

Vendredi 30 mai :
Les familles se ruent vers la Mornaguia, espérant une information sur leurs proches. Certaines découvrent que le compte postal du détenu est désactivé dès son transfert. Les avocats prennent la route, chacun vers un nouveau point du pays : Yosra et Sami vers Siliana, Haifa, Hassen et moi-même vers Ennadhour et Borj Erroumi, et d’autres ailleurs.

Bilan de cette journée harassante ? Des questions sans réponses :

  • L’excuse du directeur de la prison de Siliana suffit-elle à justifier qu’il ait rendu le téléphone de Maître Yosra allumé après l’avoir déposé éteint à l’accueil ? Était-ce juste une erreur, sans volonté d’espionnage ?
  • Laisser les familles dans l’ignorance pendant des heures, sans explication officielle comme l’exige l’article 14 du code pénitentiaire, est-ce une négligence ou une vengeance organisée ?
  • Organiser ces transferts par des agents cagoulés, confisquer les notes de plaidoirie de Ghazi, est-ce le nouveau standard du traitement des "terroristes" présumés ?

Mais la vraie question demeure :
Qui décide de tout cela ? Qui a ordonné l’éloignement des détenus de leurs familles, de leurs avocats, de leur juge, alors même que leurs procès sont encore en cours ? Comme si la phase d’appel n’était qu’une formalité. Comme l’a dit Ghazi : « Ils m’ont envoyé à Ennadhour, une prison de condamnés définitifs. Pour eux, le jugement est déjà tombé ».

Et avant même cela, qui a décidé de monter 99 % du dossier sur les inepties d’un témoin anonyme dont on connaît pourtant l’identité ?

 

Chaque époque a son mot-clé

  • Sous Ben Ali, c’était la torture.
  • Sous la transition démocratique avortée, c’était le chaos de la liberté et la liberté du chaos.
  • Aujourd’hui, il n’y a aucun doute : le mot-clé de cette époque, c’est l’injustice.

 

Ce texte de l’avocat n’est pas une simple chronique : c’est un document glaçant, une plongée brutale dans les rouages d’un système qui broie les gens au nom du pouvoir. Un témoignage qui alerte sur l’état alarmant de la Tunisie d’aujourd’hui.

 

31/05/2025 | 16:34
7 min
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Commentaires
Bounegucha
des Z'migris
a posté le 02-06-2025 à 00:44
Tous des arabes arabisés et islamisés des descendants d'immigrants Zarabes, des Ben avec des noms arabes, et il n'y a aucun tunisien autochtone dans le lot.
Tous avides avec un soif du pouvoir et l'enrichissements faciles.
Gg
Qui décide de tout cela?
a posté le 31-05-2025 à 19:59
"Tout cela" est très bien organisé et échappe à toute loi ou jurisprudence.
Il est évident que "tout cela" vient du président -qui autre que lui pourrait ainsi mobiliser de si nombreux services de l'état pour arriver à ces fins?
Saied est mentalement malade, et comme tel il n'a aucune limite.
Il est habité par une haine sans bornes, une volonté de vengeance, que rien ne rassasie. Peut être se croit-il porteur d'un message messianique ?
Sa juste place est l'hôpital psychiatrique...
OSZAR »